New-York, avril 1933
Alors
seulement, je vis ce qui changeait à ce point la
Cinquième Avenue : toutes les devantures des magasins
étaient vides. Partout, des banderoles de papier portaient : A louer ! A louer ! A louer ! A vendre ! A vendre ! A vendre ! Et contre ces aveux, ces cris de faillite, la foule bouillonnait, le trafic ruisselait. On eût dit qu'une extraordinaire ville morte s'était établie en bordure des trottoirs et que la masse humaine n'y faisait que passer. Mais, dans cette masse elle-même qui semblait emportée tout entière par l'élan le plus vif, on remarquait très vite des silhouettes immobiles. Par dizaines, par centaines. Et tous ces hommes, quel que fût leur âge, ou leur attitude, ou l'état de leurs vêtements, avaient, dans les yeux, dans les plis de la bouche, la même expression vaincue, battue, déchue. |
Certains mendiaient
ouvertement :
Sur la Cinquième Avenue, en plein jour, cette haie de mains tendues !
D'autres ne valaient guère mieux, qui colportaient de menues marchandises inutiles, prétextes d'aumône
auxquels personne ne pouvait se tromper.
Mais les plus pathétiques étaient ceux qui ne demandaient rien,
ne vendaient rien. Ils se tenaient sans bouger, le regard
éteint. Epaves solitaires, dressées sur la berge du neuve, ces
hommes n'appartenaient plus à la ville, ni même a la vie.
Je rassemblai mon courage, abordai l'un d'eux. Il avait quarante
ans environ. Son visage n'était pas creusé par la faim. Son
manteau n'était pas encore élimé. Il me parla franchement,
selon l'habitude américaine, sans s'embarrasser de faux orgueil
ou d'attendrissement sur lui-même.
- Je suis, dit-il... non, j'étais voyageur
de commerce.
Un des meilleurs dans ma partie. Je vivais bien. J'achetais des
actions à Wall Street. Elles montaient sans cesse. Et puis (il
frappa du poing sur sa paume), d'un seul coup, la catastrophe.
Les actions à zéro. Dans les affaires, la faillite. Je plaçais
des produits de beauté. Nous avons tenu plus longtemps que
beaucoup. Une femme préfère se passer de nourriture que de
rouge à lèvres. Mais tout a une fin. Je suis sans travail
depuis une année. Comme j'ai le mouvement dans le sang, je regarde passer les autres.
L'homme avait parlé sans élever la voix et presque sans
intonation. Son regard morne glissa sur les devantures qui
étalaient à perte de vue leur surface lisse et vide.
- Quel cimetière, dit-il.
La
Dépression
écrasa l'oncle de Weinstein, qui gardait toute sa fortune dans
son matelas. Quand la Bourse s'effondra, le gouvernement
réquisitionna tous les matelas, et Meyer se retrouva ruiné du
jour au lendemain. II ne lui resta que la possibilité de sauter
par la fenêtre, mais il manqua de courage au dernier moment, et
resta assis sur une corniche du Flatiron Building de 1930 à
1937.
L'oncle Meyer se plaisait à répéter : « Ces gosses
d'aujourd'hui, avec leur drogue et leur sexe, est-ce qu'ils savent seulement
ce que c'est que de rester assis sur un rebord de fenêtre
pendant sept ans ? C'est de là qu'on apprend la vie ! Bien sûr, tous les hommes
ressemblent à des fourmis. Mais chaque année, la tante
Tessie - qu'elle repose en paix - venait me préparer le seder1 sur la corniche. Toute la famille venait s'y réunir pour la
Pâque...
Note :
1. Seder : mi-banquet mi-cérémonie religieuse
qui marque la fête du Pesach.